Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 mai 2013 3 22 /05 /mai /2013 08:10
Audrey Hepburn dans "Guerre et paix ", un film de King Vidor

Audrey Hepburn dans "Guerre et paix ", un film de King Vidor

1249476106 leon                 


              1828 - 1910


Roman de Lev Nikolaévitch Tolstoï, Guerre et Paix est considéré comme la plus grande oeuvre de la littérature russe et une des plus importantes de la littérature universelle. En effet, la vie russe y est décrite d'une façon si complète et placée sur un plan d'une si haute humanité, que ce roman peut être envisagé comme l'un des plus beaux monuments de la civilisation européenne. Il a été écrit par son auteur en cinq ans et publié en 1878, ce dernier ayant pris pour fond historique la campagne napoléonienne de 1805-1806 avec Austerlitz et celle de 1812-1813 avec Borodino et l'incendie de Moscou, l'ensemble de ces événements étant vécus dans le complexe de deux familles appartenant à la noblesse : les Bolkonsky et les Rostov. Le comte Pierre Bézoukhov, avec lequel l'auteur s'identifie, en est le personnage central bien qu'il n'occupe pas toujours la scène. Le vieux prince Bolkonsky, qui fut général au temps de la grande Catherine, est un voltairien intelligent mais despotique. Il vit dans ses terres avec sa fille Marie qui n'est plus ni très jeune, ni très belle, mais dont le regard d'une pureté rayonnante et la nature discrète laissent deviner la bonté et la spiritualité. Son fils, le prince André, est un officier intelligent, conscient de sa supériorité mais désabusé et cherchant en vain à utiliser ses dons ; il sera blessé une première fois à la bataille d'Austerlitz et retournera à ses foyers pour assister à la naissance de son premier enfant et à la mort de sa femme. Plus tard, il tombe amoureux de la très jeune et exubérante Natacha Rostov qui lui apparaît comme un idéal de beauté et de pureté. Quand celle-ci se laisse séduire par les avances douteuses du mondain et superficiel Anatole Kouragine, le prince André tombe dans un véritable désespoir et a la prémonition de sa mort. En effet, il sera blessé gravement à la bataille de Borodino et rapatrié au moment où la population quitte Moscou menacé par la grande armée de l'empereur français. Il mourra d'ailleurs auprès de Natacha à laquelle il aura pardonné.

 

La figure attachante de Natacha illumine le livre. C'est une des plus belles créations de Tolstoï et l'une des héroïnes les plus humaines, les plus fascinantes de la littérature mondiale. Natacha  extériorise sa nature pleine de joie, capable d'influencer ceux qui l'entourent par sa sincérité. Elle possède cette lucidité du coeur qui est mieux que l'intelligence, le don inné de comprendre et de partager. La disparition de son jeune frère, tué sur un champ de bataille, marquera un tournant dans l'existence de la jeune fille. A l'instar de la princesse Marie Bolkonsky, elle deviendra une épouse et une mère exemplaire. Quant à la destinée de Pierre Bézoukhov, elle trace une ligne médiane entre la destinée du prince André et celle de Natacha. A la tête d'une immense fortune à la mort de son père, il n'en profitera nullement pour se complaire dans le luxe d'une vie oisive. De nature méditative, il est enclin à considérer les choses avec une simplicité primitive, aussi est-il moqué dans le milieu qu'il fréquente. Le prince Basile Kouraguine parviendra à abuser sa naïveté et à lui faire épouser sa fille, la belle mais extravagante et superficielle Hélène, dont il se séparera et qui le dégoûtera à tout jamais de ce milieu futile. Aussi, lorsque Napoléon entre à Moscou, Pierre se sent-il désigné par le destin pour tuer le tyran et se tient-il prêt à sacrifier sa vie et, cela, d'autant plus facilement qu'il la juge inutile. Il est arrêté par les Français avant d'avoir pu réaliser son projet et, en prison, sera en contact avec des hommes simples comme Platon Karataïev dont la foi sincère et spontanée le touchera au coeur. Sa femme étant morte, il se rapproche de Natacha qui, mûrie par ses souffrances, lui est devenue singulièrement proche. Il l'épousera et ils essaieront d'oublier ensemble les douleurs de la guerre et d'accomplir un parcours en tous points conforme à leurs aspirations.



L'importance de Guerre et Paix s'explique non seulement par la grandeur du cadre et l'ampleur de la vision de l'écrivain, mais surtout par ce que d'aucuns ont appelé l'élément moral ou philosophique, ce qui est tout ensemble de portée universelle et de conception typiquement russe. L'élément universel est la philosophie de l'histoire propre à Tolstoï. Selon lui, ce n'est ni l'esprit de pénétration des généraux et des dirigeants, ni la tactique des Etats-Majors qui doivent être considérés comme les facteurs décisifs dans les grands événements, c'est l'esprit des masses populaires, leur héroïsme, leur relative passivité et la force de volonté des âmes pures unies dans un commun effort.

 


Par ailleurs, l'écrivain est convaincu que cette philosophie trouve sa meilleure expression dans l'âme populaire russe. Les représentants les plus authentiques en sont le soldat Karataïev et, sur un plan plus élevé, le général Koutousov. Karataïev avec sa prière vespérale : " Seigneur fais-moi dormir comme une pierre et me lever comme le pain " - exprime la soumission profondément religieuse de l'homme face à l'absolu qui le gouverne. En lui s'énonce déjà le principe de la non résistance au mal qui, hélas ! conduira plus tard le peuple russe à se soumettre à l'effroyable dictature communiste. Quant à Koutousov, il est le représentant éclairé d'une conception mystique, dont seul ce peuple, contemplatif et patient, peut, selon l'auteur, porter le message au monde - et il est probable que la Russie n'a pas fini de nous surprendre. Koutousov, considérant l'invasion des troupes françaises avec l'intuition d'un villageois, subodore que l'effort de Napoléon est déjà épuisé et destiné à s'évanouir dans l'immensité monotone des steppes. Refusant l'affrontement, dont il prévoit que son armée ne sortira pas victorieuse, et ne voulant en aucun cas la sacrifier, il incite l'empereur à s'enfoncer toujours plus avant dans le pays, supposant que l'hiver russe refermera sur lui, ses officiers et ses soldats, ses mâchoires de neige et de glace.

 

 Aussi ne se préoccupe-t-il pas de se livrer à des batailles rangées ; il attend avec confiance l'heure de la grande retraite. Cette conception, Tolstoï ne craint pas de la développer avec vigueur. L'oeil clair et rêveur de Pierre, ami de la famille Rostov, joue le rôle d'un écran sur lequel se reflète le monde dirigé par une fatalité latente, mystérieusement sage. S'initiant à la contemplation, Pierre restera toutefois impuissant devant l'absolu. Grâce à ces rapports incessants entre le relatif et l'éternel, qui tantôt se révèlent dans l'intimité de la personne, tantôt se manifestent dans la foule des hommes et dans le cadre qui les entoure, un livre comme Guerre et Paix prend rang parmi les oeuvres épiques, plus proche de l'Iliade qu'aucune autre de la littérature européenne moderne. Dans la période complexe que nous vivons, il est intéressant de le relire, pour nous mieux convaincre qu'à toute action de la vie quotidienne correspond, sur le plan supérieur, son double magnifié, en mesure d'ouvrir à chacun une issue spirituelle. "Ainsi Tolstoï parvient-il à retrouver les valeurs fondamentales et à les restituer intactes et riches de promesses à notre monde condamné à se débattre entre les pôles d'un formalisme et d'un naturalisme brutal et irrémissible, plaçant son oeuvre dans une parenthèse de réflexion entre les origines du temps et les fins dernières".

 

Sources : Le dictionnaires des oeuvres - Laffont - Bompiani  ( 1952 )

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

autres articles concernant les écrivains russes :

 

Boris Pasternak ou l'intensité tragique

 

Alexandre Pouchkine ou l'empire des mots

 

Fedor Dostoïevski ou la fraternité universelle  

 

Alexandre Soljenitsyne, témoin et prophète

 

Et pour consulter la liste des articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous :

 

Liste des articles de la rubrique LITTERATURE

 

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

 


1249630001_guerre_et_paix_war_and_peace_1956_diaporama_port.jpg 

Audrey Hepburn interprétant le rôle de Natacha dans le film de King Vidor

 

 

Scène de bataille dans le film de King Vidor.

Scène de bataille dans le film de King Vidor.

Le dernier automne.

Le dernier automne.

Léon Tolstoï : relire Guerre et paix
Tolstoï à sa table de travail.

Tolstoï à sa table de travail.

En famille.

En famille.

Partager cet article
Repost0
9 mai 2013 4 09 /05 /mai /2013 08:35
Hannah Arendt et la banalité du mal


LA QUESTION SE POSE DE SAVOIR SI UNE ACTION S'EVALUE D'APRES LES INTENTIONS OU SELON LES RESULTATS.

 

Hannah Arendt est née à Hanovre en 1906, dans une famille d'origine juive. Son père décède alors qu'elle n'a que six ans. Adolescente, elle suit les cours de Martin Heidegger - avec lequel elle aura une liaison passionnée -  puis ceux de Husserl et Jaspers et passera sa thèse de doctorat à l'Université de Heidelberg sur le thème : " Le concept d'amour chez Saint-Augustin ", faisant preuve d'un remarquable esprit oecuménique. Son premier engagement politique date de 1933 et devient un destin personnel avec le début du nazisme. D'où sa réflexion approfondie sur la tradition juive, le judaïsme et le sionisme.



Pour échapper aux camps, elle s'exile en France, puis aux Etats-Unis, où elle apprécie le climat de liberté qui y règne. De 1948 à 1952, elle dirige la reconstruction de la culture juive et prend la nationalité américaine. Elle écrit alors : "L'origine des totalitarismes " où elle essaie de saisir comment ce mal politique a pu naître et se développer. Elle s'efforce de comprendre ce qui s'est passé, comment cela a été possible. Son projet : tenter de se réconcilier avec un monde qui a pu tolérer de telles choses, de tels événements, afin de rendre ce monde de nouveau habitable. Ce mal absolu n'a été réalisable que parce que l'homme a été volontairement ravalé à l'état d'objet, de simple chose. Ainsi a-t-il été privé de son ipséité, de ses droits fondamentaux et moraux. Il a été destitué de toute responsabilité par une nomenklatura qui s'est chargée à elle seule de la gouvernance. Les individus, dès lors, n'avaient plus qu'à obéir. On les privait de leur droit naturel à exercer leur esprit critique, à exprimer leur singularité, à réaliser leurs ambitions. C'était  le retour à l'uniformité primitive.



En 1961, Hannah Arendt assiste au procès d'Adolf Eichmann et publie en 1963 " Eichmann à Jérusalem - Un rapport sur la banalité du mal", ouvrage qui fera grand bruit, à juste titre. La philosophe pensait trouver en Eichmann un monstre, un être d'une perversité et d'une immoralité absolues. Et que découvre-t-elle ? - un homme ordinaire, banalement stupide. Il y a donc une disproportion entre la gravité du mal et l'insignifiance de celui qui l'a fait. L'accusé n'a pas agi en tant qu'homme mais en tant que fonctionnaire. Il n'a fait qu'obéir aux ordres, de façon mécanique. Comment juger une personne qui n'a jamais pris conscience qu'elle faisait le mal ? Son mal n'avait pas de mobile. Il n'était commis ni par esprit de vengeance, ni par intérêt, ni même par vice. Simplement, et cela est peut-être plus terrifiant encore - par absence de réflexion. D'ailleurs Eichmann, tout au long de son procès, ne s'exprimera que par clichés. Il ne pense jamais par lui-même et ne porte aucun jugement personnel. La société est donc en mesure de produire des monstres de ce genre à la pelle...tant il est vrai que nombreux sont les êtres humains incapables d' envisager les conséquences de leurs actes sur le long terme, de se projeter dans l'événement ou de se mettre à la place d'autrui.



La question se pose alors de savoir si une action s'évalue d'après les intentions ou selon les résultats ? Pour des philosophes comme Kant et Jankélévitch, ce sont les conséquences qui priment. Une bonne action serait l'union d'intentions bonnes et de conséquences satisfaisantes. Cependant il arrive que le mal ait été commis pour le bien d'une cause et ce mal peut être fait au nom du bien. A tel point que dire "c'est l'intention qui compte" pose problème. Il est vrai aussi qu'il n'y a pas de bien absolu à l'échelle humaine.  Le bien n'est jamais qu'une aspiration vers le mieux, le meilleur, le préférable. Et il arrive que le bien ait des effets pervers. Alors ? En définitive, le mal réside souvent dans un mauvais usage de la liberté, la liberté incomprise dont j'abuse à partir du moment où ma liberté consiste à nier ou à réduire la liberté des autres. D'où l'extrême gravité de mes choix. Je suis responsable de mes obéissances comme de mes désobéissances. Jamais je ne dois me laisser aveugler par l'opinion générale, par la voix émise par le plus grand nombre. Si la pensée est le propre de l'homme, j'ai le devoir de ne point oublier de penser. L'homme ramené à sa plus simple expression n'est rien.



Hannah Arendt eut l'immense mérite d'approfondir la condition de l'homme moderne, d'analyser l'importance de la déstabilisation qui lui fut infligée au XXe siècle par le totalitarisme nazi et le communisme stalinien. Selon Finkielkraut, la formule même du credo totalitaire fut prononcée par les khmers rouges du Cambodge : perdre n'est pas une perte, conserver n'est d'aucune utilité. Quelle leçon tirer de ces sacrifices perpétrés par des régimes vouant autant d'hommes à l'inutilité ? Hannah Arendt a déjà répondu à ce constat terrible, en écrivant ceci dans "L'humanité perdue" : "La personne déplacée est la catégorie la plus représentative du XXème siècle. Or, la leçon que cette personne est amenée, comme malgré elle, à tirer de son expérience, c'est que l'homme ne conquiert pas son humanité par la liquidation du passé qui le précède, la répudiation de ses origines ou le dessaisissement de la conscience sensible au profit d'une raison surplombante et toute-puissante. Abstraction faite de son appartenance et de son ancrage dans un milieu particulier, l'homme n'est plus rien qu'un homme."



Ce traditionalisme auquel Hannah Arendt se rattache n'a rien à voir avec une crainte qui concernerait toute notion de changement. C'est une inquiétude en ce qui concerne l'existence elle-même, un sentiment aigu de la stabilité du monde, un monde qui a la charge de se soucier de son passé et de son héritage. Car peut-être n'est-il rien de plus apaisant que d'évoquer ce long enfantement de lui-même, le murmure des mille vies qui engendrèrent la nôtre et l'ordre qu'elles ont trouvé pour encadrer les innombrables orages de l'existence humaine ? Hannah Arendt mourut à New-York en 1975, laissant pour héritage aux hommes du XXIe siècle, une oeuvre considérable de par sa puissance, son actualité et son universalisme.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

Pour consulter la liste des articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer  ICI

 

 

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

 

Hannah Arendt et la banalité du mal
Partager cet article
Repost0
21 avril 2013 7 21 /04 /avril /2013 08:10

images-copie-1.jpg

 

 

S'il fut un écrivain discret et solitaire, c'est bien Julien Gracq, mort à l'âge de 97 ans en décembre  2007 à Angers, non loin du village de Saint-Florent-le-Vieil où il était né et s'était retiré depuis plusieurs années, loin des vanités du monde. Cet écrivain, d'abord classé parmi les surréalistes, n'était, en définitive, d'aucune école, sinon la sienne, et eut l'honneur, de son vivant, d'entrer dans la célèbre collection de la Pléiade qui est mieux encore que l'Académie française, l'assurance d'une immortalité dans l'ordre de l'art et des lettres. Personnellement, je lui étais reconnaissante de m'avoir encouragée, en ma toute jeunesse, à poursuivre mon travail en poésie et j'appréciais qu'il fût issu de cette terre, à la frontière de la Vendée et de l'Anjou, ces Mauges qui servirent de décor aux Chouans de Balzac, et dont est originaire également une partie de ma famille, terre proche de Nantes, dont il brossa dans " Forme d'une ville" un portrait topographique fortement lyrique et évocateur. Par ailleurs, il fut un portraitiste élégiaque et incomparable de la nature, sachant mieux qu'aucun autre écrivain décrire d'une voix nette, égale et confidentielle qui envoûte le lecteur, les forêts, les ruisseaux, les fleuves. En familier des paysages champêtres, des lisières, des frontières, ce géographe, épris des lieux, se plaisait aux voyages immobiles. Que l'on songe, à ce propos, à l'interrogation qui ouvre " Les eaux étroites ". 

" Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que si le voyage seul - le voyage sans idée de retour - ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège caché, qui s'apparente au maniement de la baguette du sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l'excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d'attache, à la clôture de la maison familière ? "

 

A l'étendue, il préférait la profondeur, remontant sans cesse à ses sources, revenant sans se lasser aux mêmes livres, aux mêmes auteurs, aux mêmes paysages, aux mêmes souvenirs, aux mêmes questions. Il y avait en lui cette assurance qu'une oeuvre s'élabore autour d'un axe intangible et que plus l'on creuse, plus l'assise sera inébranlable.

 

Né en 1910, Julien Gracq s'appelait en réalité Louis Poirier, nom banal qu'il eût à coeur de changer, afin d'entrer en littérature en devenant autre, paré d'un pseudonyme qu'il s'appliquerait à faire vivre d'une vie différente car imaginaire. Cet Alceste des bords de Loire était le fils d'un représentant de commerce et d'une employée aux écritures dans une mercerie en gros. Elève de khâgne au lycée Henri IV, où il aura pour professeur le philosophe Alain, il est reçu à Normale supérieure en 1930 en même temps qu'Henri Queffélec et, après avoir passé l'agrégation de géographie, enseigne à Quimper, Nantes,  Amiens et Paris. Il quittera l'Education nationale en 1970, vivant de sa retraite de professeur et de ses droits d'auteur et partageant le plus clair de son temps entre lecture, écriture et promenade. A la fréquentation des gens, l'écrivain préférait l'intimité des livres et de quelques-uns de ses auteurs de prédilection : Chateaubriand, Balzac, Nerval, Saint-John Perse, Francis Ponge, André Pieyre de Mandiargues et Ernst Jünger. Il devint l'ami de ce dernier après avoir acheté, par hasard, au kiosque de la gare d'Angers " Sur les falaises de marbre ". Amitié d'autant plus compréhensible que Gracq reconnaissait volontiers l'influence qu'avaient eu sur lui le romantisme allemand et la littérature fantastique, son oeuvre se plaçant infailliblement à la lisière où chacun s'éprouve à définir sa propre énigme. On peut dire qu'en tant qu'écrivain, il est insurpassable dans deux domaines : le commentaire des chefs-d'oeuvre (Lettrines, La littérature à l'estomac, En lisant, en écrivant, Carnets du grand chemin) - et la description minutieuse des lieux, comme je le soulignais au début de cet article, sans oublier qu'il est un de ceux qui ont su le mieux parler de la guerre, entre autre dans Un balcon en forêt, où veille, dans des paysages crépusculaires, un soldat anxieux et égaré, situation décrite d'une plume précise, économe et néanmoins diamantée. Le roman était pour lui la prise de possession d'un univers à définir, d'un espace à transmuer et à métamorphoser car, écrivait-il - la temporalité qui règne dans la fiction est beaucoup plus inexorable que celle qui s'écoule dans la vie réelle ". Pessimiste de nature, il n'avait pas de l'avenir de la littérature une vision rassurante. Il craignait que celle-ci ne finisse par se démoder... peut-être à force d'être décriée ou mal servie et se désolait de la capitulation des critiques. L'avenir nous dira s'il avait raison ou non. Dans l'immédiat, il nous reste ses livres à lire et à relire.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

Pour consulter la liste des articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous :


 

 Liste des articles de la rubrique LITTERATURE


 

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

 

Julien Gracq, prince des lettres
Partager cet article
Repost0
17 mars 2013 7 17 /03 /mars /2013 09:46

1227431458_joebousquet.jpg

 

 

Je ne vous dissimulais pas dans mon article sur la poésie - La poésie - Quel avenir ? -  l'inquiétude que m'inspirait la désaffection progressive du public à son égard. Je pourrais établir d'ailleurs un rapprochement avec le sort, assez comparable, réservé à la nature, objet d'un semblable détachement. Est-ce parce que nous ne disposons plus d'assez de temps pour surprendre la beauté là où elle se cache et que, pris dans l'engrenage d'une réalité en perpétuelle accélération, nous ne consacrions plus à la poésie et à la nature l'intérêt et l'attention qu'elles méritent, qu'elles s'éloignent l'une et l'autre de nos pôles d'attraction ? Or la sagesse nous invite expressément à redevenir les jardiniers de notre espace et les chantres de nos muses, si nous ne voulons pas mourir d'ennui et de soif dans un désert... Que serait un monde qui ne saurait plus fleurir, que saurait un langage qui ne saurait plus chanter ? Aussi parlons et reparlons de la poésie et de ceux qui l'ont servie avec ferveur et honorée avec modestie. Parlons de Joë BOUSQUET.

 

Né en 1897 à Narbonne, il fut d'abord un enfant turbulent et cruel qui tuait les chats, mordait les petites filles, saccageait les vergers, avant de devenir un marginal, un  voyou solaire qui promenait dans les rues de Carcassonne, aux bras des filles de joie, sa gouaille et son insolence, les yeux noyés de drogue. La Grande guerre survient et, dès qu'il en a l'âge, l'adolescent fougueux et indocile devance l'appel et s'engage. Blessé une première fois en Lorraine, il est renvoyé dans ses foyers et rencontre une jeune femme très belle qui le bouleverse. Ce jeune homme, qui ne se plaisait que dans des aventures fugaces, est saisi par l'amour. Mais cet amour ne sera pas partagé, alors il va prendre tous les risques et repartir au front. Blessé le 27 mai 1918, il a la colonne vertébrale broyée et sera grabataire pour le restant de ses jours. Il a vingt ans.

 

Du temps qu'on l'aimait lasse d'elle-même
Elle avait juré d'être cet amour
Elle en fut le charme et lui le poème
La terre est légère aux serments d'un jour.

Le vent pleurait les oiseaux de passage
Berçant les mers sur ses ailes de sel
Je prends l'étoile avec un beau nuage
Quand la page blanche a bu tout le ciel.

Dans l'air qui fleurit de l'entendre rire
Marche un vieux cheval couleur de chemin
Connais à son pas la mort qui m'inspire
Et qui vient sans moi demander sa main.

 

Tandis que la vie s'achève, l'écriture commence ; elle sera vie par substitution, vie des mots, vie du langage, longue et lente profération.

 

Mon coeur ouvert de toutes parts
Et l'effroi du jour que je pleure
D'un mal sans fin mourant trop tard
Je ne fus rien que par hasard
Priez qu'on m'enterre sur l'heure.
(...)
Mais les ans passent sans nous voir
L'aube naît d'une ombre où l'on pleure
De quoi voulez-vous que l'on meure
La nuit ne sait pas qu'il fait noir
Tout est passé pour nous revoir
Nos pas reviennent nous attendre
On rouvre la classe du soir
Où l'on attend le roi des cendres.
(...)
Tout est trop beau pour être vu
Un amour plus grand que l'espace
Ferme les yeux qui ne voient plus
Et l'ombre que sa forme efface
Mendiant son pas mendiant sa place
Au jour mort d'un rêve pareil
Dira des ombres qui la suivent
Ma vie avait des yeux d'eau vive
Passé prête-moi ton sommeil.

 

Une urgence s'impose : recréer le monde car rien ne peut disparaître tant que les mots sont en mesure de redonner sens, de rendre vie.  Grâce à eux, le poète est tout entier rassemblé, justifié, signifié, unifié par son dire. L'acte d'écrire confère à l'événement le plus banal une dimension considérable : le tout s'incarne dans le rien. Pour le poète, les mots devancent la pensée. Ils sont vierges et chargés d'initier l'action. Ainsi que le souligne Hubert Juin, "l'idée est venue à Bousquet, homme blessé, homme réduit, homme délégué, que le langage surgit en deçà des concepts à l'intérieur desquels, ensuite, on le civilise". Les mots sont devant ce qu'ils disent : ils surprennent.

 

Ne maudis pas ces jours dont la rigueur t'assiste
ni le mal qui te broie aux redites du coeur
ils aimaient comme toi l'enfant qu'un frère triste
suivit d'un oeil pesant tout le long du bonheur.
( ... )
Tu soulevais le ciel sur l'espoir d'une voile
et plus léger qu'un saule à la nuit qu'il parcourt
charmais d'un seul regard les siècles d'une étoile
qui buvait dans tes yeux la naissance des jours.

Tu vivras d'une fin venue avant son heure
et des jours abolis en rêvant de vous deux
qui sentent dans l'air rouge où les misères meurent
leurs pleurs se détacher d'un coeur fermé sur eux.

 

Dès lors, séjournant à Carcassonne, il cherche par les mots à exhumer son moi le plus profond, il tente l'expérience de la transformation - voire de la transfiguration - par l'écriture. Elle est devenue sa justification, son cri de vivant.
Tous les hommes de lettres de l'époque passeront, à un moment ou à un autre, rue de Verdun, dans cette chambre où la pensée du poète semble avoir condensé une part de l'univers, le sien : les Paulhan, Gide, Aragon, Max Jacob. Un amour mystique éclairera la fin de sa vie et inspirera quelques-unes de ses plus belles pages : Les lettres à poisson d'or. Emporté par une crise d'urémie, il  s'éteint le 28 septembre 1950 à l'âge de 53 ans. Parmi ses oeuvres majeures : La tisane de sarments - La connaissance du soir - Le roi du sel - et sa correspondance avec Cassou et Carlos Suarès. ( Chez Gallimard )

 

Tous les poèmes cités appartiennent à son ouvrage : Connaissance du soir.

 

Armelle BARGUILLET  HAUTELOIRE

 

Pour consulter la liste des articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous :

 

Liste des articles de la rubrique LITTERATURE

 

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

 

 

Partager cet article
Repost0
6 mars 2013 3 06 /03 /mars /2013 10:09

sitdriver.jpg

 

 


O vieilles pluies souvenez-vous d'Augustin Meaulnes
Qui pénétrait en coup de vent
Et comme un prince dans l'école
A la limite des féeries et des marais

En un pays mené de biais par les averses
Et meurtri dans son coeur par le fouet des rouliers
Le lit défait du garde-chasse
Les chemins creux du monde entier
C'est là que je t'attends c'est là que je te veille
Printemps comme un chanteur des rues printemps pareil
A la petite lumière d'un vélo sur la route
Voici que le plus simple entre nous s'émerveille
D'avoir entre les mains un bouquet de jonquilles
Et l'oiseau qui dormait encore se souvient
D'une fenêtre au bout du monde
Peut-être que là-bas dans les terres perdues
Une jeune fille de famille toute nue
Se dresse à la croisée ouverte et se regarde
Dans un morceau de lune triste comme un parc

Peut-être bien que c'est ainsi dans les romans
Une grosse cloche avec le printemps dedans

Mon amour tu es là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps.

                                                           Symphonie du printemps  -  1948  -

 

 

Ainsi chante le délicat poète René Guy Cadou ( 1920 - 1951 ) depuis le pays de Brière dont il nous dévoile les solitudes aquatiques et les rouches frémissantes sous le vent. La lampe d'un sanctuaire rustique - nous dit son ami Michel Manoll - brillait toujours au bout de cette allée de légende où l'ombre féerique d'Augustin Meaulnes apaisait le feu des tournesols. Ce que René Guy  a vu, le décor dans lequel il a vécu, ces humbles choses qui constitueront son imagerie baroque, enfin les êtres avec lesquels il fera alliance, nourriront d'une sève drue une mémoire qu'il entretenait comme un arbre privilégié et qui vivait en lui tel un pommier fleuri.
Et ce poète, qui n'ira jamais plus loin que la barrière de l'octroi, ne voyageant guère que dans les livres, aura en permanence à ses côtés un jardin fleuri et printanier, n'en sera pas moins dans l'attente du voyage indicible dont il n'est pas donné au poète de pénétrer le sens obscur, mais où la mort prématurée trace déjà ses traits funèbres. Néanmoins, son esprit était suffisamment délié pour affronter la rude nuit de la maladie qui l'emportera si jeune, parce qu'il plaçait  au même degré les souvenirs des faits et ceux de ses rêves, et ensemble la présence du coeur révélateur et ses correspondances secrètes.

 

Ce matin la mésange avait lancé son chant
Plus clair que de coutume et sans notes moroses
Les papillons baisaient les pétales des roses
La nature fêtait le retour du printemps.

 

Si la poésie est d'abord une soif ardente qu'il lui faut apaiser, un univers mouvant  inaccessible comme un feu d'herbes, elle est également une voix inspirante qui jette son ferment et mêle Dieu et l'amour en une seule entité d'un bord à l'autre du monde. C'est la raison pour laquelle le poète, mieux que quiconque, nous invite à accueillir le printemps, les violettes doubles, le coq qui chante, les chiens qui rêvent, les genêts fleuris, la mer voisine, les labours plats, la maison appuyée contre la nuit, afin d'être réceptifs aux simples miracles quotidiens.

 

Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque noeud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le coeur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin.

 

Des poètes comme René Guy Cadou ne meurent qu'en apparence. Parti au printemps de l'an 1951, il ne cesse plus d'accompagner les renaissances d'une saison qui avait paré de fleurs son encrier.

 

Armelle BARGUILLET  HAUTELOIRE

 

Pour consulter la liste complète des articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous:

 

Liste des articles de la rubrique LITTERATURE

 

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

 

 

Le poète et sa femme, Hélène.

Le poète et sa femme, Hélène.

René-Guy Cadou ou la rêverie printanière
Partager cet article
Repost0
14 février 2013 4 14 /02 /février /2013 09:39

imagesCA8NZPDY.jpg

 

 

Comment le poète chante-t-il le couple ? Comment le décrit-il ? A travers les siècles, sa parole a porté l'offrande et le don, l'expression et le sens du mot le plus beau du vocabulaire " AMOUR ". 

 

 

O ma fiancée qui s'avance
dans l'aurore radieuse et l'envol blanc des mouettes belliqueuses ;
la mer râle au loin son chant de vacuité
et tes longs cheveux qui glissent sur tes hanches sont algues lissées par les flots.
Ma fiancée, mon amante, plus douce à mes lèvres que pulpe de mangue,
plus belle à mes yeux que feuille d'acanthe,
à ma langue plus suave que grain de coriandre,
sois celle qui te dresse et te tiens en vigie, face à moi qui te somme,
face à moi qui te nomme, somptueuse riveraine.

Jamais vaisseau ne porta haut ton lignage,
jamais lame n'abreuva l'espace de tes voiles, au large,
où la mer croise le remue-ménage de ses vagues.
Grande écorce qui vibre sous tes dunes,
tu offres au regard tes combes et tes lagunes
et l'alternance des saisons joue aux dés l'or de tes feuillages.

Ma fiancée, mon amante,
en toi est mon jardin,
en toi est mon enfance,
et je suis là à mon ancrage,
femme fleur, femme fête, femme paysage.

 

Te voir, te toucher,
est-ce assez pour l'écueil imparfait où la chair se prend ?
Flamboiement aux artères que le sang divise,
ici le coeur s'empale à son désir,
rien ne ravaude le temps qui se presse à ma mesure. Rien !
Est-ce assez que la loi brise l'élan et courbe l'échine de l'éclair ?
Est-ce assez l'imposture pliée aux quatre coins du rectangle ?
Cercle divinement dilaté, sans rayons, ni sécantes,
j'ai mal où ma douleur m'emporte.
A l'avivement du feu, le segment de la pierre,
l'enlacement des ténèbres, là où se creuse la fulgurance.

O aimée, mes lèvres jointes sur le mot retenu !
Te dire, te parler,
radier jusqu'à la plus folle exaspération des sens
et l'eau sur la blancheur de tes bras...

Je n'ai pas d'écoute. La voile porte haut mon message
et le sillage rompt les amarres trop savamment tendues.


Être toi plus vrai dans ma vérité partagée
et notre couche ouverte aux effluves de l'été,
cette saveur de sel quand la marée diffuse ses embruns
et la pointe aiguë de l'alliage au sommet de l'alliance.
Ma fiancée, ô ma fiancée, regarde-moi.
Sur ton visage ai-je assez posé l'empreinte de mes yeux,
torche vive, ai-je assez consumé la pulpe de tes doigts !
Ne cabre pas ton corps à mon insistance,
ne me défie pas de ton indifférence,
haute jusqu'à l'ultime, à notre coupe
bois cette liqueur d'ellébore.

 

Ta main dans la mienne
nouée comme un oeil épissé,
doublement lové en son orbe.
Gansé de salive est mon baiser sur ta nuque
et je suis devant toi, coursier d'étoiles sur les grès,
joueur d'élodion dans la pénombre des chambres,
où les servantes tiennent captifs des plaisirs très secrets.
Mortel est le désir qui affame mon âme ;
désir d'elle, femme aux rives immortelles,
antienne, vibrante antienne en l'honneur de toi.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE   


Ce poème, dont vous venez de lire un extrait, a été publié par Guy Chambelland / Le pont de l'Epée en 1986, couronné par l'Académie française en 1987, re-publié par "Les cahiers bleus" en 2001, a fait l'objet d'un spectacle au château du Barry de Louveciennes et d'une émission de radio de Pascal Payen Appenzeller et se trouve désormais inclus dans " Profil de la Nuit - un itinéraire en poésie".

 

Pour consulter la liste complète des articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous: 

 

Liste des articles de la rubrique LITTERATURE

 

RETOUR A LA PAGE d'ACCUEIL

 

 

Le chant de Malabata
Partager cet article
Repost0
19 janvier 2013 6 19 /01 /janvier /2013 09:12
André Comte-Sponville ou le gai désespoir

 

Le philosophe André Comte-Sponville a publié, il y a de cela quelque temps, un ouvrage qui a pour titre  "Le goût de vivre et cent autres propos" *, dans lequel il fait l'apologie de la sagesse et revient ainsi à la source même de la philosophie occidentale. Tout d'abord, il se définit comme un philosophe rationaliste, matérialiste et humaniste. Rationaliste parce qu'il croit à la toute puissance de la raison qui lui apparaît comme le meilleur outil pour comprendre le monde et se comprendre soi-même ; matérialiste parce qu'il considère que tout est matière ou produit de la matière ; humaniste enfin parce qu'attaché à l'humanité et aux droits de l'homme. Néanmoins, il distingue deux types d'humanisme, dont celui qu'on peut appeler religieux, au sens où c'est une religion de l'homme, celle à laquelle il adhère, si bien que cet humanisme s'apparente plus à un humanisme de la miséricorde tel qu'on le trouve chez Montaigne, lequel disait : Il n'est rien si beau et légitime que de faire bien l'homme et dûment. Etre humaniste, c'est donc se conduire le plus humainement possible, sans se faire pour autant trop d'illusions sur l'être humain. 
 

Car la sagesse est d'abord ce qui importe. C'est la vie heureuse, mais la vie heureuse dans la vérité. Soit le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité. Il s'agit de penser mieux pour vivre mieux. D'abord parce que la dimension atemporelle de la sagesse est sans doute aussi ancienne que la civilisation. Dès lors que nous sommes doués de vie et de pensée, la question se pose pour chacun d'entre nous d'articuler l'une à l'autre ces deux dimensions. Cette démarche de sagesse fait partie de la condition humaine. Le besoin de philosophie d'un public de plus en plus large s'explique par le déclin des réponses toutes faites. Celles apportées par les grandes idéologies, mais aussi les sciences humaines. Avec le temps, on a découvert que les sciences humaines ne sont finalement que des sciences approximatives, et surtout qu'elles ne répondent pas à la question : comment vivre ?
 
 

Toute sagesse est individuelle. Toute politique est collective. C'est pourquoi nous avons besoin des deux et de la différence entre les deux. Au temps de ma jeunesse - dit le philosophe - nous avions le sentiment que tout passait par un salut collectif et donc par la politique. C'était une illusion, parce qu'il n'y a de bonheur qu'individuel. Pour autant, aucune société ne peut se passer de communion et de fidélité. Qu'est-ce que le philosophe entend par communion ? Communier, c'est partager sans diviser. C'est donc un paradoxe. On ne peut partager la plupart des choses qu'en les divisant. Songez à un gâteau. Comment le partager sans le diviser ? C'est impossible. On ne peut donc communier en un gâteau. En revanche, on peut communier dans le plaisir qu'il y a à manger ensemble un gâteau. Le plaisir de chacun est augmenté et non diminué par le plaisir de tous. C'est la raison pour laquelle on parle de communion des esprits, car seuls les esprits peuvent partager sans diviser.
 

 

Je veux dire par là - poursuit Comte-Sponville - qu'une société a besoin de pouvoir partager un certain nombre de valeurs communes. C'est du reste l'un des deux sens étymologiques du mot religio en latin, que certains rattachent au verbe religare - relier. Ce qui nous relie, c'est un certain nombre de valeurs communes. Venons-en à la fidélité, qui nous ramène, elle, à l'autre étymologie possible du mot religio, qui nous viendrait, non de religare mais de religere, relire, recueillir. En ce sens, la religion repose sur un ensemble de textes fondateurs qu'on ne cesse de lire, relire et, par là, de transmettre. La fidélité consiste donc à transmettre ce que l'on a reçu à ceux qui viennent après nous. C'est à cette double condition - communion et fidélité - qu'une société peut subsister. Nos sociétés sont aussi menacées par deux dangers symétriques : le fanatisme, surtout à l'extérieur, qui est une espèce d'excès de foi, et le nihilisme, surtout à l'intérieur, qui est un manque de fidélité.
 

 

Bien que personnellement athée, je reconnais qu'il n'y a pas plus de preuves de l'existence de Dieu que de son inexistence. Pascal le savait. C'est pourquoi, je me définis comme athée non dogmatique et fidèle. Pourquoi non dogmatique, parce que tout athée que je suis, je reconnais que mon athéisme n'est pas un savoir. Si quelqu'un vous dit savoir que Dieu n'existe pas, il y a de fortes chances pour que ce soit un imbécile. Pareillement d'une personne qui vous dit savoir que Dieu existe. C'est là une double erreur : théologique, parce que la foi est une grâce, ce que le savoir ne saurait être et, philosophique, parce qu'on confond alors deux concepts différents : le concept de croyance et le concept de savoir. L'athéisme que je professe n'est ni un savoir, ni un dogme : je ne sais pas si Dieu existe ou non.
 

 


Et pourquoi athée fidèle ? Parce que tout athée que je sois, je reste évidemment attaché, par toutes les fibres de mon être, à un certain nombre de valeurs morales, culturelles, spirituelles, qui sont nées le plus souvent dans les grandes religions, et spécialement, pour nous Européens, dans le Christianisme, dont je perçois toujours la grandeur. Ce n'est pas parce que je suis athée que je vais cracher sur deux mille ans de civilisation chrétienne et trois mille ans de civilisation judéo-chrétienne. La fidélité n'est pas une croyance mais un attachement à des valeurs et la volonté de les transmettre.
 

 

Mais si Dieu n'existe pas, il y a assurément quelque chose de désespérant dans la condition humaine. C'est pourquoi tout le monde préférerait, moi inclus, qu'il existe. Il y a d'ailleurs tout lieu de se demander si Dieu n'a pas été inventé pour satisfaire ce désir que l'on a de Lui. Quand on ne croit pas en Dieu, ce n'est pas la morale qui change ; ce qui change, c'est qu'on passe d'une dimension d'espérance à une dimension de désespoir. Je crois que Pascal, Kant, Kierkegaard ont raison de dire qu'un athée lucide et cohérent ne peut échapper à une part de désespoir. Leur erreur - me semble-t-il - c'est d'avoir confondu le désespoir et le malheur ; parce que, de même que l'espérance n'est pas la même chose que le bonheur, le désespoir n'est pas la même chose que le malheur. Si l'on espère être heureux, c'est que l'on n'est pas heureux, et, inversement, quand on est heureux, il n'y a plus rien à espérer. Comme dit Spinoza, il n'y a pas d'espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir. Si bien, que m'appuyant à la fois sur les sagesses antique et orientale, j'ai été amené à proposer ce que j'appelle une sagesse du " gai désespoir ". Loin de chercher une consolation dans une vie après la mort, il s'agit d'apprendre à aimer la vie présente. Le désespoir que j'évoque n'a donc rien à voir avec la tristesse et le nihilisme. C'est un désespoir tonique, dynamique, actif : espérer un peu moins, aimer et agir un peu plus. C'est pourquoi j'ai appelé mon ouvrage "Le goût de vivre". Il ne s'agit pas d'inventer des systèmes, non, simplement d'apprendre à aimer la vie. Tel est le but de la philosophie et sa réussite la plus haute.

 

 

Le goût de vivre et cent autres propos " d'André Comte-Sponville - Albin Michel (416 pages)  20 euros

 

Pour consulter la liste des articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous :

 

Liste des articles de la rubrique LITTERATURE


 

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

 

Partager cet article
Repost0
31 décembre 2012 1 31 /12 /décembre /2012 09:53

e15d14ce-90b7-44d9-be91-83fbfbf17157.jpg

 

 

Lorsque l'été s'achève, cela se voit à des signes imperceptibles, malgré la chaleur qui subsiste encore : les tons d'aquarelle qui tamisent la lumière, les feuilles qui se colorent d'or et de feu, la plage qui retrouve sa solitude, les cours de récréation qui s'animent du rire des enfants. Et les volets des demeures estivales qui se ferment. Cela se voit aussi aux vols des oiseaux migrateurs qui empruntent tous le même itinéraire, comme s'ils possédaient un code infaillible qui les guidaient tout au long des milliers de kilomètres qu'ils auront à parcourir et passent devant mes fenêtres plus volontiers aux heures crépusculaires. Cela se voit également aux vitrines des libraires qui affichent les dernières publications, dont une qui a retenu immédiatement mon attention pour son titre magnifique : " Un coeur intelligent ". Comment avec un tel titre, ne pas entrer chez le libraire pour acquérir immédiatement l'ouvrage et, sans plus tarder, se plonger dans la lecture d'un livre qui aspire à ce que l'homme fasse en sorte que son coeur agisse avec plus d'intelligence et son intelligence avec plus de coeur. L'auteur n'est autre que Alain Finkielkraut, un homme courageux que j'estime parce qu'il défend, avec une énergie inlassable, la notion de transmission et la culture classique. Chemin faisant, le philosophe s'est rendu compte qu'il ne pouvait plus adhérer aux slogans des années 60 du type : Cours camarade, le vieux monde est derrière toi - pour la raison qu'il se sait, comme vous et moi, issu de ce vieux monde et que la détestation du passé lui est insupportable. Pour lui, les temps modernes doivent réunir à la fois l'humanisme de la Renaissance et le subjectivisme cartésien. L'humanisme de la Renaissance pose le principe que l'homme accède à la connaissance de lui-même grâce aux signes d'humanité déposés dans les oeuvres de culture. Les premiers modernes firent donc allégeance aux Anciens et reconnurent la dette des vivants envers les morts. Le subjectivisme cartésien dit autre chose : c'est le " je pense donc je suis " qui ouvre la voie de la maîtrise et de l'émancipation en exonérant le sujet de toute référence au passé et à la culture. D'où la querelle des Anciens et des Modernes et la rupture survenue dans notre civilisation lorsque l'on a cessé de penser la culture au singulier. Tout est alors devenu culturel et, comme l'exprime très bien l'auteur, si la modernité constitue le moment où la culture s'est émancipée de la religion, la postmodernité serait celui où la culture s'est abolie dans le culturel. En conséquence, le projet moderne aurait-il échoué ? Finkielkraut ne se veut pas trop pessimiste. On ne peut pas dire qu'il ait échoué - dit-il. Il est devenu moins un projet qu'un processus et moins une utopie qu'un destin.

 

 

Mais, malgré tout, quelque chose a déraillé. Le grand principe d'égalité a cessé de régir seulement le domaine politique pour s'emparer de tous les domaines de l'existence. Si nous sommes tous égaux, l'idée de valeur sombre dans l'équivalence. Le jugement est comme frappé d'interdit. Or la culture est justement l'art de juger et de discerner. Finkielkraut se considère aujourd'hui comme l'était Hannah Arendt il y a un demi-siècle, lorsqu'elle pointait du doigt les dérives libertaires de l'enseignement Outre-Atlantique. Car l'enseignement est la première victime de cette infantilisation généralisée où l'on se refuse à accepter nos différences structurelles et affectives. Plus rien ne vaut. On observe même un acharnement particulier contre toute forme de sublimation, de dépassement, de transcendance. Triomphe de nos jours - ajoute l'auteur - dans cet idéal proclamée de la " désidéalisation ".

 

 

Le titre de son livre, il le doit d'ailleurs à Hannah Arendt qui se référait à une prière adressée par Salomon au Roi des rois. Il adjurait Dieu de lui accorder un coeur intelligent. Pour obtenir aujourd'hui ce coeur intelligent - reprend le philosophe, je ne vois qu'une solution : lire. La littérature lui apparaît comme le refuge privilégié contre l'infantilisation propagée par les médias et encouragée par les instances du nouvel ordre mondial. Des auteurs comme Kundera, Philip Roth, Henry James, Lévinas ou encore Grosmann. Jamais avant Grosmann - avoue Alain Finkielkraut - on a su aussi bien parler de la bonté. Son originalité n'est pas de l'avoir opposée au mal, au nom d'un manichéisme primaire et sentimental, mais...au bien. C'est d'autant plus important que nous sortons d'une siècle - le XXe - où l'on a pu éprouver ce que pouvait produire d'horrible le développement d'intelligences purement fonctionnelles. Avec Kundera, la question est autre : quelle est la place, se demande-t-il,  de l'humour dans une société poststalinienne toujours en proie au sérieux révolutionnaire ?

 


Car si le rire est le propre de l'homme, l'humour ne l'est pas. L'humour n'est que le propre de l'homme civilisé ou de l'homme moderne qui met en doute ses propres certitudes. C'est certes Descartes affirmant sa prétention à la maîtrise, mais c'est aussi Cervantès découvrant la relativité des opinions humaines et la sagesse du principe d'incertitude. Nous assistons ainsi, sous couleur de plaisanterie, au retour du rire originel, lequel n'est que l'expression effrayante de la suffisance barbare de l'homme en bonne santé face à l'homme disgracié, à l'homme différent, à l'homme malade. Notre époque est celle d'un réensauvagement du monde par le rire. Le bouffon du roi est devenu roi.

 

 

Or le souci premier de la littérature est de répondre à celle-ci, qui est primordiale : qu'est-ce que l'homme ?  Je ne crois pas que l'on puisse répondre à cette question par un traité philosophique, reprend Finkielkraut. On ne peut le faire qu'au travers d'oeuvres de fiction qui mettent des hommes aux prises avec leur destin impossible. Si bien que l'on peut poser, au sujet de la littérature, une nouvelle question : sera-t-elle en mesure de sauver le monde pour parler comme Dostoïevski ? En effet, la seule voie pour l'homme contemporain qui souhaite échapper à sa prison intérieure, c'est elle. Grâce à elle, chacun peut appréhender intimement une expérience qui lui est étrangère. C'est d'après Soljénitsyne, le sens qu'il faut donner à la formule dostoïevskienne. La beauté sauvera le monde parce que, par la beauté littéraire, les hommes peuvent réellement entrer au contact les uns des autres. Sinon, ils n'ont plus que l'information, la médiatisation planétaire d'événements ciblés, l'air du temps et la communion avec des figures illusoires. Quant à savoir si cela suffira au salut des hommes, c'est une autre question à laquelle le philosophe, amoureux de la littérature, ne répond pas.

 

En conclusion de cet ouvrage passionnant qui m'ouvre sur la gravité automnale et le retour à la vie intérieure, il m'apparaît que l'intelligence sans le coeur ne parvient pas à donner sens à la vie et que le coeur sans intelligence est impuissant à forger notre jugement et à satisfaire notre curiosité des choses.

 

" Un coeur intelligent " d'Alain Finkielkraut  Ed. Stock/Flammarion - 288 pages

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

Pour consulter la liste des articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous :

 

Liste des articles de la rubrique LITTERATURE

 

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

 

Alain Finkielkraut ou le coeur intelligent
Partager cet article
Repost0
1 décembre 2012 6 01 /12 /décembre /2012 11:46

AVT_Francis-Scott-Fitzgerald_8118.jpg fitz1.jpg   1896 - 1940

 


Francis Scott Fitzgerald, chef de file de la "génération perdue", marié à une fille du sud Zelda Sayre auteur d'un roman autobiographique Accordez-moi cette valse - elle sera une source d'inspiration pour son mari qui aura avec elle une fille et la verra progressivement sombrer dans la folie - est né à Saint Paul dans le Minnesota en septembre 1896 dans une famille de la petite bourgeoisie. Son père est un représentant de commerce sans ambition et sa mère verra mourir deux de ses filles en bas-âge et une autre à sa naissance et reportera sur son fils un amour exigeant et tyrannique. Sa jeunesse sera solitaire, à l'écart des habituels jeux d'enfants, le petit Scott préférant la lecture et la rédaction de poèmes. Exclu de par sa prétention de l'impitoyable société estudiantine, cet échec le marquera longtemps. Afin de s'affirmer, il propose sa plume au magazine humoristique Princeton Tiger, puis au Nassau Literary Magazine.

 

N'ayant finalement obtenu aucun diplôme conséquent, le jeune Scott s'engage dans l'armée en 1917 et est envoyé l'année suivante à Camp Sheridan près de Montgomery avec le grade de sous-lieutenant. C'est là qu'il rencontre Zelda, une jeune fille excentrique de 18 ans, qui le fascine et dont il s'éprend. Dans le souci de la conquérir, il rédige un premier roman Le Romantique égotiste qui est finalement accepté, après deux échecs, par un éditeur sous le titre L'envers du paradis. Déjà ! Malgré ses imperfections, l'ouvrage plait et fait de son auteur le représentant d'une génération, celle de l'ère Jazz. Les retombées financières de ce premier succès permettent à Scott de demander la main de Zelda qui lui sera accordée. C'est alors que, profitant du dollar fort, le couple décide de s'installer en France sur la côte d'azur où le coût de la vie, étant donné un franc faible, les autorise à s'offrir le luxe des palaces et des belles villas. C'est dans l'une d'elle que Scott écrit Gatsby le magnifique  dont il fait lire le manuscrit à Ernest Hemingway à la terrasse de la Closeraie des Lilas. Lors de sa publication, en avril 1925, et malgré d'excellentes critiques, les ventes ne décollent pas, si bien que l'écrivain est tenu de se remettre au travail en se consacrant à des nouvelles pour satisfaire les goûts de plus en plus extravagants de sa jeune épouse. Ces nouvelles, écrites d'une plume fine et aiguë, lui sont achetées à prix d'or par les journaux et propagent son nom sans lui valoir pour autant la notoriété à laquelle il aspire. Malgré les hauts et les bas de leurs ressources financières, Scott et Zelda vivent comme des riches car l'argent leur brûle les doigts et, ainsi que des papillons attirés par la lumière et les artifices, ils entendent jouir et se griser de tous les plaisirs. Zelda prend même un amant, un aviateur français Edouard Jozan, ce qui affecte beaucoup Scott dont les dernières années ( il meurt à 44 ans ) vont être empoisonnées par l'état de plus en plus alarmant de Zelda.

 

 

fitz2.jpg

 

 

Il parviendra, entre les visites dans les cliniques psychiatriques et malgré ses soucis pécuniaires, son propre alcoolisme et son état dépressif, à écrire Tendre est la nuit  considéré aujourd'hui comme son chef-d'oeuvre. Ce sera dans la misère que Fitzgerald mourra à Hollywood en 1940 alors qu'il exerçait la profession de scénariste. Il laissera son roman Le dernier Nabab inachevé. Sa femme décédera quelques années plus tard dans l'incendie qui ravagera le sanatorium d'Asheville où elle était internée.

 

Dans l'oeuvre de Fitzgerald, on voit défiler une époque qui semble frappée par la magie de l'instant et condamnée depuis toujours. Les femmes y sont belles et dansent le charleston sans se soucier du lendemain ; les hommes sont désoeuvrés et boivent beaucoup ; il y a de belles villas, de grandes piscines, les nuits sont piquetées d'étoiles mais la mort attend embusquée à l'angle d'un mur ou au détour d'une allée. Jamais le plaisir n'a été décrit de façon si tragique, jamais la fragilité n'y a été plus envahissante comme ces verres en cristal alignés qui se briseraient sous l'effet d'une tornade, celle de l'implacable réalité. Fitzgerald est un romantique déprimé qui n'a cessé de lutter contre les ténèbres de l'inconséquence et les vapeurs de l'alcool à coup de phrases tendres et de divins mots. Chantre des promesses non tenues et des illusions perdues, voilà que l'écrivain entre enfin au panthéon des lettres en éternel jeune homme, victoire d'une génération vulnérable que l'on croyait perdue.

 

Pour consulter les articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous :

 

Liste des articles de la rubrique LITTERATURE

 

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

 

 

product_9782070121755_180x0.jpg   2 volumes - Bibliothèque de la Pléïade - Gallimard

 

 

 

Partager cet article
Repost0
9 novembre 2012 5 09 /11 /novembre /2012 09:41
Scholastique Mukasonga ou la quête du paradis perdu

 

Scholastique Mukasonga, née en 1956 dans la province de Gikongoro, est une écrivaine rwandaise de langue française que j'aie eu la chance de rencontrer lors d'une présentation qu'elle faisait de son premier ouvrage Inyenzi ou les cafards  en 2008 aux "Puces gourmandes", près de Caen. La sympathie pour cette femme talentueuse et lucide, miraculeusement rescapée du génocide qui vit les Hutus procéder à une véritable purification ethnique à l'encontre des Tutsis, fut immédiate. Récemment, l'écrivaine eut la délicatesse de m'envoyer ses deux derniers livres dont j'ai pris connaissance avec un intérêt mêlé de beaucoup d'émotion. Car Scholastique, d'origine Tutsie, a perdu tous les membres de sa famille lors de ce génocide, dont sa merveilleuse maman courage Stefania à laquelle elle rend un vibrant et bouleversant hommage dans La femme aux pieds nus ( Folio ), afin que la sépulture que la cruauté du sort lui a refusée, sa fille le lui élève avec ses mots.

 

Pour Scholastique, qui vit désormais en Normandie si loin de sa patrie natale, l'écriture est devenue une priorité, celle de rendre témoignage de cet incompréhensible carnage qui a vu sa terre s'ensanglanter, sa famille disparaître, son enfance et sa jeunesse s'abîmer dans la douleur. Aussi, est-ce les évocations de ce drame qui donnent à ses livres une résonance déchirante, une actualité qui vous prend à la gorge, cela dans un style d'une grande pudeur et d'une intense poésie, toujours au plus près de la vérité. Dans La femme aux pieds nus, l'auteure nous raconte avec simplicité ce qu'était la vie auprès de sa mère et de ses frères et soeurs, rythmée par les tâches quotidiennes, les fêtes traditionnelles et les usages en vigueur au cours des années 60 où de nombreux Tutsis devinrent des exilés de l'intérieur dans leur propre pays, parqués dans l'aride région du Bugesera. La description de ce monde disparu dont " les larmes de la lune" sont le symbole, paradis où l'on pouvait encore envisager une vie, certes rude, mais familiale et digne, prend une coloration poignante au fur et à mesure que le danger se précise et, qu'à maints détails, on devine les tentatives génocidaires des Hutus, cela avant même qu'eût été proclamée l'indépendance du Rwenda.

 

" Longtemps les déplacés avaient espéré qu'ils rentreraient chez eux, au "Rwanda", comme ils disaient. Mais après les sanglantes représailles des premiers mois de 1963, ils perdirent leurs illusions. Ils avaient enfin compris - et les militaires de Gako étaient là au besoin pour le leur rappeler : jamais ils ne retraverseraient la Nyabarongo, jamais ils ne retrouveraient les collines d'où on les avait chassés. Ils étaient condamnés à une relégation perpétuelle, et pour eux et pour leurs enfants, dans ce pays de disgrâce et d'exil qu'avait toujours été le Bugesera dans l'histoire du Rwanda. Une contrée que l'on situait dans les contes tout au bout de la terre habitée par les hommes, où, s'il faut en croire les traditions, on égarait, afin qu'ils ne puissent retrouver le chemin du Rwanda, les guerriers félons, les filles déshonorées et les épouses adultères. Au bord des grands marais où erraient sans fin les Esprits des morts et où, pour beaucoup, en effet, les attendait la mort ".

 

Notre-Dame du Nil, son livre le plus récent, il date de 2012 et a été couronné par le prix Renaudot, n'est pas un récit, un témoignage comme les précédents mais un roman, un ouvrage où réalité et légende fusionnent, entremêlant leurs narratifs. Au début des années 70, près des sources du Nil que l'on nomme les Monts de la Lune, à 2500 m d'altitude, dans un collège tenu par des religieuses belges et françaises, se dispense un enseignement sensé former l'élite des jeunes filles rwandaises. L'ordre règne sur cette montagne dominée par une Vierge noire qui pourrait tout aussi bien être une reine de Nubie ou une pharaonne de Méroé. Car un vieux planteur de café excentrique et cultivé, Monsieur de Fontenaille, est persuadé que les Tutsis sont les descendants des Pharaons noirs. Aussi peint-il minutieusement le fin visage des jeunes élèves du collège qui osent s'aventurer jusqu'à lui, persuadé qu'elles seront bientôt exterminées et représentent, de ce fait, l'ultime trace de cette filiation mythique. Le président en exercice, Kayibanda, n'a-t-il pas commencé à lancer des opérations punitives contre cette ethnie rivale qu'il condamne dorénavant à la mort ou à l'exil ? D'ailleurs, au coeur du pensionnat, on a veillé à ce qu'il n'y ait qu'une minorité ( 10% ) de jeunes filles tutsies, dont Virginia, déterminée et studieuse, qui semble bien être le double de l'écrivaine et se charge de relater les amitiés, les haines qui se nouent dans cette petite société où déjà se profilent complots et persécutions sournoises. Dans un style concis et imagé, cette oeuvre maîtrisée nous rend proche et sensible le huis clos où vivent recluses ces lycéennes et les ultimes heures d'un monde condamné, suspendu au bord de l'abîme :

 

" Mais un soir, le bras de Nyamirongi, l'index et son grand ongle se mirent à trembler et elle dut pour le replier s'aider de son bras gauche. Elle regarda Virginia, les yeux brillants : - La pluie me dit qu'elle s'en va, elle laisse la place, ainsi qu'elle le doit, au temps poussiéreux. Et elle me dit aussi qu'en bas, au Rwanda, la saison des hommes a changé. Mais elle me dit encore de ne pas t'y fier : ceux qui croiront au temps calme, la foudre les surprendra. Ils seront frappés, ils périront. Tu vas bientôt me quitter. Demain, pour toi, je tirerai les sorts."

 

C'est ainsi grâce à sa plume que Scholastique Mukasonga se réapproprie un univers perdu qui, par la force de ses mots, le souffle de ses phrases, se met à revivre pour nous en ses beautés défuntes.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

Pour consulter les articles de la rubrique LITTERATURE, cliquer sur le lien ci-dessous :

 

Liste des articles de la rubrique LITTERATURE
 

 

RETOUR A LA PAGE d'ACCUEIL

 

 

 

 51-dR3piNDL__SS500_.jpg rwanda-scholastique-mukasonga-L-_uk6Jn.jpg

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog interligne d' Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
  • : Grâce au pouvoir des mots, une invitation à voyager sur les lignes et interlignes.
  • Contact

TEXTE LIBRE

 4016234704 (Small)

Un blog qui privilégie l'évasion par les mots, d'abord, par l'imaginaire...toujours.

LES MOTS, nous les aimons pour eux-mêmes, leur sonorité, leur beauté, leur velouté, leur fraîcheur, leur hardiesse, leur insolence, leur curiosité, leur dureté, leur volupté, leur rigueur.
Différemment des notes et des couleurs qui touchent d'abord notre sensibilité, ils ont vocation à transmettre, informer, émouvoir, expliquer, séduire, irriter, formuler les idées, forger les concepts, instaurer le dialogue.
Ainsi nous conduisent-ils vers l'autre, l'absent, l'étranger, l'inconnu, l'exilé.

Parce qu'ils disent qui il est, comment est le monde, pourquoi est la vie, qu'ils gomment les distances, comblent les vides, dévoilent les énigmes, suggèrent le mystère, ils sont nos courroies de transmission, nos outils journaliers.

 

La vie doit être vécue en regardant vers l'avenir, mais elle ne peut être comprise qu'en se tournant vers le passé.

 Soëren Kierkegaard

 

Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages : que je sais bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche.

   Montaigne

 

Veux-tu vivre heureux ? Voyage avec deux sacs, l'un pour donner, l'autre pours recevoir.
   Goethe

 

 MES DERNIERS OUVRAGES PUBLIES ( cliquer sur l'icône pour accéder à leur présentation )

 

1184097919 profil de la nuit  2851620614

les signes pourpres  3190-NEL i 978-3-8417-7335-7-full

 

SI VOUS PREFEREZ LES IMAGES et le 7e Art, RENDEZ-VOUS SUR MON BLOG : 

 

Bannière pour Armelle 1 

 

 

Recherche