Lorsque nous avons quitté la région parisienne pour venir habiter Trouville-sur-Mer, mon mari travaillait encore et il n'était pas question pour lui de se consacrer au jardinage. Mais lorsqu'il a pris sa retraite, la vision affligeante de l'arrière de notre immeuble a commencé à le titiller. Et pourquoi, nous disions-nous, ne pas aménager cette colline couronnée d'arbres en un jardin à l'anglaise où arbustes et fleurs remplaceraient les ronces et les orties qui ne cessent de l'envahir ? Les copropriétaires ne voyaient aucune raison valable d'empêcher l'un des leurs de fleurir les lieux, à la seule condition que cela ne leur coûte pas un iota. C'était d'ailleurs ce que nous envisagions, les frais seraient à notre charge. C'est ainsi qu'Yves a pris goût à ce second violon d'Ingres : après la voile, le jardinage.
Débroussailler fut son premier souci. Il fallait rendre cette colline, penchée au-dessus de notre immeuble, plus attrayante, plus aimable, et se rappeler que, jadis, des poètes, peintres et écrivains s'étaient promenés en ces lieux et s'étaient inspiré de leur charme bucolique. Yves a donc peu à peu planté des rhododendrons, des azalées, un seringa, un forsythia, un ajonc, un arbre à papillons, des camélias, des bruyères mauves et blanches, des pivoines, des giroflées, des capucines, des pensées, des pièris, des campanules, sans compter la jolie allée d'hortensias qui jette sa note de couleur de fin juin à fin août et les aubépiniers, lauriers, noisetiers qui nous séparent harmonieusement du manoir voisin, où Madame Straus, l'amie de Marcel Proust, l'a reçu en maintes occasions dans son jardin de roses.
Désormais sous nos fenêtres, voilà un joli fouillis floral que les oiseaux n'ont pas tardé à investir pour en faire leur cour de récréation. Visiblement ils s'y plaisent autant que nous et nichent dans ce coin de verdure avec une évidente satisfaction.
Au tout début, il y eut les moineaux bavards et enjoués qui occupent les taillis et volettent en groupe autour de notre demeure. Puis vinrent les mésanges charbonnières et les mésanges bleues tout aussi vives et primesautières qui ont pris d'assaut les trous d'arbres de la colline en guise de logement, enfin le merle dont le répertoire de vocalises, les variations mélodiques et les improvisations ne peuvent laisser aucune oreille indifférente. En cas de danger, il alerte les alentour en émettant des "poks, poks " très reconnaissables. C'est signe qu'il y a du rififi dans l'air. Les pies se sont bientôt jointes à eux, un couple surtout qui a bâti son nid au sommet d'un conifère, nid architecturé avec soin et embelli par des objets brillants car la pie cède volontiers au bling bling. N'oublions pas les pies-verts plutôt discrets et les ramiers à col blanc dont l'un d'eux, une certaine "Collerette", s'est imposé d'emblée comme la reine du territoire, se haussant volontiers du col et se déplaçant d'une démarche élégante et un rien précieuse. C'est un oiseau sédentaire dont le vol lourd se charge de surprendre un chasseur embusqué et de détourner son tir car nous savons combien les palombes font les choux gras de nombreux gourmets ... Pour compléter le tableau, nous avons aussi un couple de tourterelles adorablement fines et gracieuses.
Dans cette cour de récréation animée, chacun a trouvé sa place et une bonne entente règne dans notre jardin. Il arrive parfois que notre petit écureuil Rocco vienne se joindre à la gente ailée et partage quelques graines avec elle. Son plus grand plaisir est d'user de la pelouse comme d'une salle de sport et d'exécuter, sous nos yeux admiratifs, une série de prouesses acrobatiques qui ne sont pas sans me rappeler celles de mon petit poisson Nautilius.
Lorsqu'Yves descend avec son sac de victuailles, l'ensemble des oiseaux est suspendu à ses gestes. On ne perçoit plus un ramage, un pépiement, mais derrière la feuillée les yeux sont braqués sur lui. "Allez à table les petits" ... dit-il à la cantonade. Les premiers à se lancer, audacieux de nature, sont les moineaux et les mésanges, suivis de près par les merles, les pies, Collerette et sa bande de copains, les tourterelles et le reste de la colonie. Rubis, notre adorable rouge-gorge et sa compagne, attendront que le calme soit revenu pour s'aventurer sur le terrain et satisfaire leur appétit. Car le rouge-gorge, considéré comme l'ami du jardinier, aime la solitude. L'agitation des moineaux lui altère l'humeur et il lui arrive de piquer une colère lorsque les bavardages incessants troublent sa tranquillité. Sa face, sa gorge et sa poitrine sont d'un beau rouge orangé bordé de gris sous le ventre et le front et ses yeux vifs d'un noir profond. Son chant mélodieux est ravissant. Il amorce ses trilles dès le levée du jour, à peine la chouette hulotte l'a-t-elle prévenu qu'elle partait se coucher et lui laissait le "champs" libre. Rubis se charge dès lors à réveiller la nature, à sortir de sa léthargie nocturne le monde des bois et des champs. Une lumière rose pose un éclat poudré sur le ciel et peu à peu la vie s'anime, les moineaux et les mésanges bavardent dans les ronciers, les ramiers lustrent leurs plumes, les insectes émettent un bourdonnement sourd et persistant. Le soir, face à la mer que l'on voit depuis l'autre façade de l'immeuble, il se plaira à célébrer les couchers de soleil spectaculaires de sa voix de ténor. Il est le représentant de la troisième génération de rouges-gorges depuis que mon mari s'est saisi de la bêche et du râteau. Son grand-père avait une voix stupéfiante. Rubis tient de lui la sienne qui est exceptionnelle par sa densité et sa diversité. Il gratifie Yves de son chant lorsque celui-ci travaille au jardin et lui tient compagnie des heures entières. Il arrive aussi qu'il nous suive en promenade et nous surprenne alors que nous ne n'y attendions pas, car il est malicieux.
Ainsi vivons-nous le printemps sur notre colline.
Armelle BARGUILLET
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Rubis sait où se trouve la réserve de graines et se fige devant la jardinerie pour rappeler à Yves qu'il est temps d'en distribuer.